vendredi 9 juillet 2010

Moral et liberté

Les avares amassent comme s’ils devaient vivre toujours; les prodigues dissipent comme s’ils allaient mourir. ( Aristote, Ethique à Nicomaque )





Peut-on juger ? Peut-on avoir un jugement moral sur les individus ? Peut-on dire d'un homme qu'il est juste et honnête et d'un autre qu'il est vil et mauvais ? La philosophie moderne sous l'action de l'anthropologie va relativiser les jugements moraux ( la compréhension croissante des autres cultures nous montre combien les jugements moraux divergent d'eux à nous ) et finalement, va suivre la position positiviste selon laquelle toute morale est le fruit d'un acte positif, d'une volonté. Le débat porte dorénavant sur le point de savoir qui fait cet acte : est-ce les faibles ( Nietzsche ) ? Est-ce l'Etat ? ( Hobbes )

Il nous semble cependant que l'on ne peut suivre cette position. Sous le prétexte de relativiser notre culture et notre moral, devons-nous refuser de juger les autres ? Ce débat est central et est source de nombreux conflits entre les partisans d'un laxisme fou ( chacun peut faire comme il veut tant qu'il ne me dérange pas. ) et de l'autre les tenants d'un « occidentalo-centrisme » ( les valeurs occidentales sont supérieurs et doivent être imposé ). Les points de clivage sont nombreux : du débat sur l'intégration des autres religion ( la burqua en ce moment ) au droit d'ingérence ( le cas irakien notamment ). Ces clivages dépassent le traditionnel clivage gauche/droite.

Dans ce bazar sans nom, il est nécessaire de se poser la question sur des éléments dépassionnés. Nous en choisirons arbitrairement deux : anthropophagie et l'avarice.

Concernant le premier point, chacun condamne a priori l'anthropophagie qui est une pratique révulsant. Mais dans le même temps, Levi-Strauss ( dans un très beau passage de Tristes Tropique *) montre combien cette pratique est considérée comme nécessaire par certaines tribus. Si la pratique du cannibalisme ne nous dérange pas au fond de l'Amazonie ( l'expansion des moyens de communication fait que ces individus sont parfaitement libres de quitter leurs tribus s'ils refusent ces pratiques ), nous condamnons ouvertement celui qui mange son prochain en France. Ce double jugement montre que le laxisme autant que l'occdentalo-centrisme sont intenables car contraire, à une forme de morale instinctive ( on pourra prétendre que le but de la réflexion sur la morale est justement de modifier cette morale basique. Si dans l'absolu nous partageons cette opinion, nous ne pouvons que souligner qu'une morale acceptant le cannibalisme ne saurait être reconnu comme une morale et nous mettons au défis quiconque de soutenir en conscience la position inverse. ) Le point important dans cette histoire est la liberté. Nous accordons aux individus une liberté : mangez-vous si vous voulez mais pas chez nous !

De fait, nous rejoignons ici la morale existentialiste ( développer par Kierkegaard dans Crainte et tremblement mais surtout par Sartre, dans l'Existentialisme est un humanisme ). Celle-ci soutient que le critère de moralité d'une action ou d'un but est la liberté. Est morale ce qui tend à la liberté de l'individu, immoral ce qui tend à sa servitude. En effet, partant du postulat, que l'Homme est un individu en devenir qui se fait selon ses choix, l'existentialisme soutient qu'une action ne peut être morale que si l'individu la fait dans le souci d'être libre, et donc de se réaliser ( puisqu'il est nécessaire d'être libre pour faire des choix ). En l'occurrence, donc nous admettrons qu'un cannibale peut faire ce qu'il veut dans une tribu anthropophage car il aura librement choisi d'y aller mais au contraire, ne peut le faire en France car il a librement choisi d'y venir et que nous y condamnons cette pratique. Ainsi, en mangeant son prochain en France, le cannibale contredit ses choix, ce qui est une forme de servitude et est donc moralement condamnable. Le même raisonnement peut être ainsi appliqué à toute question mettant en jeu plusieurs cultures : l'individu est libre de choisir où il veut vivre mais dans la mesure où il la choisit, il doit en assumer les conséquences (N.B : il peut aussi choisir de se mettre en contradiction avec la culture dominante mais dans ce cas, il doit aussi en assumer les conséquences. )

D'une façon générale, le clivage liberté/servilité est parfaitement adapté à la construction d'une morale. L'Éthique d'Aristote est encore aujourd'hui, une référence de notre moral. Chacun à la lecture de ce chef d'œuvre de limpidité, ne peut qu'être d'accord avec la classification des vertus d'Aristote. Or Aristote définit la morale selon le critère de la justice ( la justice est le fait de donner à chacun ce qu'il mérite ), mais le critère de la liberté amène aux mêmes conclusions. L'exemple le plus frappant concerne l'avarice.

L'avare (qui « [amasse] comme s’ils devaient vivre toujours » ) est universellement condamné pour diverses raisons : économiques ( l'argent ne circule pas ), sociologique ( l'argent ne sert à rien et surtout pas à ceux qui en ont besoin ),etc... Cependant, on pourrait se dire que moralement un individu est libre d'être avare. Quel erreur ! Si l'on ne peut interdire à quelqu'un de vouloir amasser de l'argent pour être libre ( l'argent est un facteur de liberté dans la mesure où il assure une indépendance vis-à-vis des problèmes matériels ), on doit condamner celui qui amasse pour amasser. En effet, un tel individu devient le serf de cet argent qu'il recherche à chaque instant et sans limite. L'individu dont les désirs n'ont pas de limite et n'ont pas vocation à le rendre libre est servile et est donc, condamnable par le jugement moral selon le critère de la liberté.

Une étude systématique montrerait combien les vertus que dégagent Aristote selon le critère de la justice sont identique à celle que dégage Sartre selon le critère de la liberté. La raison de cette identité réside dans le caractère casuel de la liberté : la recherche de la liberté entraine une recherche de la justice dans la mesure où fixer un critère de répartition des biens et des honneurs ( pour Aristote selon les mérites) permet de rendre systématique cette répartition et donc de la rendre indépendante de toute volonté. Ainsi, dans un système où l'on a fixé un critère de répartition des biens et des honneurs, l'individu est libre de choisir ou non de poursuivre ces honneurs Dire que celui qui travaille une heure gagne 8€ rend libre l'individu puisqu'il peut choisir d'obtenir ces 8€ alors que si la rémunération était arbitraire, l'individu serait soumis à la volonté de celui qui décide du critère de répartition et pourrait ainsi rechercher les 8€ mais s'en voir priver.

L'avantage du critère de la liberté sur le critère de la justice est purement logique. En effet, la justice est la répartition des biens et des honneurs selon les mérites. Mais encore faut-il fixer les mérites ? Quel critères pour cela ? On voit donc revenir l'arbitraire. Mais il est aussi nécessaire de constater que le critère de la justice est bien plus pratique dans la vie quotidienne. Ainsi, si le philosophe doit fonder la morale sur la recherche de la liberté, le citoyen doit le faire sur la recherche de la justice. Il en arriveront au même conclusions mais l'un saisira pleinement le sens de la moral alors que l'autre trouvera rapidement la bonne solution. On voit par là que philosophie et politique ne sont pas encore séparable. Le seront-ils un jour ?

* Passage magnifique où Levi-Strauss montre tout le paradoxe de l'ethnologue qui d'un coté quitte sa civilisation pour étudier une autre culture et de l'autre, ne peut intégrer cette culture car il appartient à une autre culture. Cette situation ambivalente est excessivement intéressante car Levi-Strauss y pose la question de la capacité de jugement de l'observateur, en montrant la souffrance de l'individu qui ne se reconnaissant dans aucun système de valeur ne peut avoir de position morale, ne peut absolument pas juger.

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