Le souvenir rassasie mieux que toute réalité et il est empreint d'une sérénité qu'aucune réalité ne possède. Un événement dont on se souvient est déjà entré dans l'éternité et ne présente plus aucun intérêt temporel. ( Soren Kierkegaard, Diapsalmata )
Amour et désir se distinguent par leur généalogie. Alors que le désir est le fils de l'instant et de la matière, l'amour est la fille du souvenir et de l'éternité. Le désir ne s'occupe que du corps matériel de l'Autre et en tant que tel ne peut exister qu'au présent car la matière n'a pas de durée. Au contraire, l'amour germe dans le souvenir et éclot hors du temps, dans l'éternité.
L'Amour commence toujours par un détail remarqué sur l'Autre ( est-ce son regard, ses jambes, une parole ou une attitude ? Cela n'a aucune importance. ) nous incitant à croire que l'ennui ne saurait exister avec lui. L'ennui est le mal de celui qui vit dans le temps, laissant peser sur lui les contraintes de la temporalité que sont la raison ou encore, la responsabilité. L'amour et le désir en sont les meilleurs remèdes car ils conduisent à abolir le temps en se plongeant soit dans l'Éternité soit dans l'instant. Ce détail va être la première de l'édifice amoureux : on le bâtira pierre après pierre après chaque nouvelle rencontre avec l'Autre. Cette édification ne peut se faire qu'après coup car l'instant n'est pas propice à une construction. Il faut du recul et du temps à l'architecte pour bâtir une maison, il faut aussi du recul et du temps à l'amoureux. « La première période de l'amour est tout de même la plus belle, car de chaque rencontre, de chaque regard, on rapporte quelque nouvelle raison de se réjouir ». ( Soren Kierkegaard, Diapsalmata ).
Cette accumulation de souvenir va permettre de bâtir un Être, ayant sa propre cohérence et sa propre existence. Notre corps ne sera plus le seul vecteur de notre perception de l'Autre, notre esprit va être amené à faire vivre l'Autre en lui. Progressivement, l'Autre va cesser d'être simple matérialité et devient éternité. Car de la même façon que notre Être ne dépend pas de la matière ( au contraire même ), l'Être de l'Autre n'en dépend plus et possède une existence à part entière à nos cotés dans l'infini de notre Être. Aimer c'est amener l'autre à se transcender en nous pour le conduire à notre propre transparence. Aimer est ainsi, laisser l'autre plonger en nous et l'accueillir dans notre Éternité.
L'Homme désire au présent et aime dans l'Eternité : ceux sont les deux facettes de notre rapport à l'Autre et d'une façon générale, ceux sont les deux facettes de notre rapport au monde. L'amour et le désir sont des actes métaphysiques car ils mettent en valeur la dialectique de l'être : la tentative de synthèse qui existe en lui pour concilier matière et Éternité, fini et infini. Cette dialectique amène un choix : l'Homme choisit-il de se consacrer à l'Instant et de ne faire que désirer des corps dans une pure matérialité ( le personnage de Don Juan ou de Johannès en sont les plus amples expressions ), de se consacrer à l'Éternité et de ne faire qu'aimer un esprit* dans une pure spiritualité ( on trouve ici l'image du moine ou de l'ermite qui ne se consacre qu'à l'amour de Dieu ) .
Cependant, ne tombons pas dans l'excès inverse. Lorsque l'on aime nous ne faisons pas qu'aimer un esprit, il existe aussi et elle est primordiale, une partie charnelle et physique. La sexualité fait aussi partout de l'amour et y occupe une place centrale. Pour dépasser cette contradiction, il faut faire une remarque : d'abord, il faut souligner qu'il y a une différence entre une sexualité amoureuse et une sexualité jouissive. Dans le second cas, l'on possède le corps de l'Autre mais l'on pourrait posséder n'importe qu'elle autre corps. Une sexualité amoureuse suppose au contraire qu'à l'instant où l'on possède le corps de l'Autre alors l'on ne pourrait posséder aucun autre corps. L'Être est fait de chair et d'esprit mais ceux ne sont pas deux parties distinctes. Le désir et l'amour ne sont pas inconciliables et se marient même plutôt agréablement !
Une autre erreur serait de croire que l'on ne peut aimer qu'un être durant une vie . Au contraire, la passion amoureuse suppose que l'on aime un Être. Or cet être peut changer et l'on peut ainsi cesser de l'aimer. Si l'être aimé venait à disparaître alors l'amour cesse et nous nous retrouvons seul dans notre solitude. L'erreur serait de croire d'une part que l'on ne peut aimer qu'une fois et d'autre part que l'on devrait faire le deuil d'une relation. Les regrets, la nostalgie sont une aberration car elle suppose la création d'une temporalité dans la relation amoureuse : aimer est un acte éternel et non, immortel. L'amour est une parenthèse hors du temps : si l'être aimé change, la passion amoureuse cesse et le temps reprend ses droits. Quand l'Autre change, l'Amour n'est plus et il est oublié. Ainsi le vent jonche-t'il la terre de feuilles mortes sans que l'on n'y puisse rien ni y prêtions attention.
Aimer deux personnes en deux semaines n'est pas impossible et même logique. Si l'on a aimé passionnément un Être comme peut-on supporter qu'il change* ? Le nouvel Être qui sort de ce changement ne peut apporter que mépris et est oublié au plus vite car il n'est plus rien pour nous, il n'a plus aucun droit sur nous
Une dernière remarque s'impose. L'amour ne supporte pas la raison. Lorsque le sage murmure « j'ai trop aimé », le fou lui clame : « alors tu n'as pas aimé ». La sagesse suppose d'être raisonnable, d'être éthique et donc, d'être dans le temps, ce que refuse l'amour. La sagesse suppose que l'on doit aimer une personne et la supporter toute sa vie : l'amour refuse un tel vocabulaire. « [la sagesse ] re-commande de faire le moins de bruit possible, de vivre le moins possible, de se laisser oublier. » ( Sartre, La Nausée ) alors qu'au contraire, l'amour ne saurait vivre sans la clameur, sans la vitalité ou le souvenir !
La sagesse postule des bornes à l'amour, ce qu'il ne saurait supporter. « Qu'aime l'amour ? L'Infinité – que craint l'amour? Des bornes » ( Kierkegaard, Le Journal du Séducteur )
* Nous appelons ici changement un changement qui ne serait pas dans la ligne directrice de l'Être que nous aimons, un changement radical que l'on peut ne pas accepter.
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